Préliminaires
Préliminaires de Jean-Pierre Martinez
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Un homme et une femme se côtoient chaque jour dans un café. Assis seuls chacun à une table, ils s’observent du coin de l’œil avec curiosité, sans encore oser se parler. Vont-ils succomber au désir d’une rencontre, dont la réalité ne sera pas forcément à la hauteur de ce qu’ils avaient l’un et l’autre fantasmé ? Faire connaissance, c’est toujours réduire le champ des possibles. S’en tenir aux préliminaires, c’est risquer de passer à côté de l’essentiel…
Comédie romantique pour un couple de comédiens
ISBN 978-2-37705-490-9 / Novembre 2020
42 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 12,00 €
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Un homme et une femme sont assis dans un café, chacun à une table. Entre eux, un peu en retrait, une troisième table inoccupée, avec quelques journaux. L’homme et la femme ont tous les deux devant eux un carnet, et ils griffonnent quelques notes de temps en temps. Chacun évite de croiser le regard de l’autre, mais lance parfois à la dérobée un coup d’œil dans sa direction. L’homme se lève et s’adresse au public, tandis que la femme reste assise sans changer d’attitude et en l’ignorant.
Lui – Vous voyez cette femme, assise à cette table ? Elle est là tous les matins. Elle arrive un peu avant moi, ou un peu après. Vers huit heures. Elle commande un café. Elle reste environ trois quarts d’heure. Toujours seule. Elle a l’air perdue dans ses pensées. De temps à autre, elle note quelque chose sur son carnet. Quoi ? Je ne sais pas. Cette femme est un mystère. Chaque femme est un mystère, avant qu’on ne lui adresse la parole et qu’elle nous réponde, si elle consent. Un mystère, et donc une promesse. La promesse d’un voyage. D’une aventure. Un saut dans l’inconnu. Le grand frisson de cette exaltante mais périlleuse rencontre avec l’autre... Bien sûr, je pourrais me lever et aller lui parler. Mais à vrai dire, ce n’est pas seulement la timidité qui me retient. La peur de me faire rembarrer. On peut toujours trouver un prétexte pour aborder une inconnue, sans se risquer d’entrée sur le terrain glissant de la drague ordinaire...
Il sort un objet minuscule de sa poche, s’approche d’elle et lui montre quelque chose dans la paume de sa main.
Lui – Excusez-moi, mademoiselle... ou madame peut-être ? J’ai trouvé une boucle d’oreille hier matin, sous cette table que vous occupez généralement. Je me demandais si vous pourriez l’avoir perdue...?
Elle lui lance un regard offusqué, jette un rapide coup d’œil à la boucle, secoue légèrement la tête avec un air dédaigneux, et replonge dans son carnet. Il s’adresse à nouveau aux spectateurs.
Lui – Au pire, elle me répondrait poliment qu’elle n’a rien perdu de ce genre, et ça s’arrêterait là. Je saurais à quoi m’en tenir et je conserverais ma dignité. Au mieux, si je ne lui suis pas complètement indifférent, elle en profiterait pour saisir la perche que je lui tends et engager la conversation.
Il se tourne à nouveau vers elle, la paume ouverte. Elle prend la boucle et l’examine, avant de lui rendre avec un grand sourire.
Elle – Non... Malheureusement, ce n’est pas à moi. Dommage, c’est très joli... Si jamais vous retrouvez la deuxième... Mais je vous en prie, asseyez-vous... On se croise tous les jours, et on n’a encore jamais eu l’occasion de se parler...
Il s’éloigne et se tourne à nouveau vers les spectateurs, tandis qu’elle se replonge dans son carnet en l’ignorant à nouveau.
Lui – Non, ce qui me retient de l’aborder, ce n’est pas la peur de prendre une veste, une tôle ou un vent... Échec de la connexion, comme on dit aujourd’hui. Non, ce serait plutôt... la crainte d’être déçu. Bon, je suis sûr que la conversation de cette charmante jeune femme est absolument passionnante mais... quand je saurai exactement qui elle est, comment elle s’appelle, ce qu’elle fait dans la vie, si elle est mariée ou pas, et surtout ce qu’elle peut bien écrire dans son petit carnet... Eh bien voilà... Tout d’un coup, ce ne sera plus la mystérieuse inconnue du café, objet de tous les fantasmes et porteuse de toutes les promesses. Ce sera Louise, professeur des écoles, divorcée et mère d’un petit garçon de trois ans, rédigeant des appréciations pour son prochain conseil de classe... Ou bien Justine, comédienne, célibataire, notant les idées qui lui viennent pour le seule en scène qu’elle rêve d’écrire depuis des années, et qui la rendrait enfin célèbre. Ou encore Marina, Roumaine, récemment arrivée en France pour épouser un vieux pharmacien, et qui pour tromper son ennui faute encore d’oser tromper son mari, couche sur le papier la liste de ses envies, avant de choisir avec qui coucher pour les satisfaire. Oui. Pour l’instant, elle est toutes ces femmes, et bien d’autres encore. Elle est toutes les femmes. Mais quand nous nous serons présentés, elle ne sera plus qu’une seule femme, qui me fera déjà regretter toutes celles qu’elle ne sera jamais.
Il prend un journal sur la table du milieu, va se rasseoir, et commence à le feuilleter. Elle lui jette un regard à la dérobée, se lève à son tour et s’adresse au public.
Elle – Je me demande qui ça peut bien être, ce type... Je vois bien qu’il me regarde par en dessous, quand il croit que je ne le vois pas. Ça doit être un timide. On se croise tous les jours ici depuis des mois, et il n’a encore jamais osé m’adresser la parole. À moins que je ne l’intéresse pas, tout simplement... Je ne suis pas assez bien pour lui, c’est ça. Pour qui il se prend ? Il n’est pas sexy à ce point-là, non plus. Et s’il avait des choses plus importantes à faire dans la vie, il ne passerait sûrement pas autant de temps dans ce bistrot tous les matins. Qu’est-ce qu’il regarde dans ce journal ? Son horoscope ? Les offres d’emplois ? Oui, il semble plutôt désœuvré. Il est peut-être au chômage... Désœuvré mais pas franchement désespéré. Toujours un vague sourire ironique au coin des lèvres. Un petit air supérieur. Genre... je ne dis rien mais je n’en pense pas moins. Je ne sais pas ce qu’il peut bien noter dans son carnet avec cette mine inspirée. Ses pensées les plus profondes, sans doute... Je serais curieuse de voir ça... Tout à l’heure, j’ai cru qu’il allait se lever et me dire quelque chose. Mais non, il s’est encore dégonflé. Ou alors il est écrivain. Il prend des notes pour son prochain roman. Peut-être que son héroïne me ressemblera un peu. C’est ça. Il préfère que notre histoire reste virtuelle. Je ne sais pas ce qu’il peut bien s’imaginer en me regardant...
Elle sort un miroir de poche de son sac et se regarde un instant.
Elle – Si je me croisais dans un café, qu’est-ce que j’imaginerais ? (Elle range son miroir) Je ne sais pas... Est-ce que j’ai vraiment l’air de ce que je suis ? Est-ce que j’aurais la moindre chance de passer pour quelqu’un d’autre ? Tiens, s’il m’aborde, j’ai bien envie de lui mentir. De m’inventer une autre vie. Juste pour voir si je pourrais faire illusion. C’est vrai, quand un inconnu vous aborde, par définition, vous ne savez rien de lui. Il peut être n’importe qui, et vous raconter n’importe quoi. Mais lui non plus ne sait rien de vous. Pendant quelques instant au moins, avant d’être honteusement démasquée, vous avez la liberté de choisir qui vous serez ce jour-là. Avec le fol espoir de devenir peu à peu qui vous avez décidé d’être. Une autre vie... Oui, mais laquelle ? Pour que ça marche, il faudrait que je travaille mon personnage. Que je m’invente un prénom. Un métier. Un âge aussi. Je me rajeunirais bien un peu, tant qu’à faire. Pas trop quand même, il faut que ça reste crédible, mais juste pour le plaisir. Deux ou trois ans. Allez cinq, ça peut encore passer. Et si je prenais un accent étranger ? Non, ça va être trop difficile à tenir sur la durée. Et puis je peux très bien être étrangère et parler parfaitement le français. Bon, mais pour que je puisse donner vie à cette nouvelle existence, il faudrait d’abord qu’il se décide à m’adresser la parole. Et si je lui souriais ? Ça pourrait l’encourager. En même temps, je ne me vois pas le regarder droit dans les yeux en souriant bêtement. Pour qui il va me prendre ? Ou alors, c’est moi qui l’aborde. Je peux toujours trouver un prétexte. Je ne sais pas, moi...
Elle ôte discrètement ses boucles d’oreille, en met une dans son sac, et garde l’autre dans sa paume. Puis elle regarde un peu sous la table, comme si elle cherchait quelque chose. Enfin elle se lève et se dirige vers lui. Il pose son journal et la regarde approcher, un peu interloqué.
Elle – Excusez-moi, hier, j’ai perdu une boucle d’oreille comme celle-ci. J’y tenais beaucoup. C’était un cadeau de... Enfin, j’y tenais beaucoup. Vous ne l’auriez pas trouvée, par hasard.
Lui – Une boucle d’oreille...? Je... Non, je n’ai rien trouvé... Je suis vraiment désolé, mais...
Elle – Mais ?
Lui – Non, non, rien, je... Non, je n’ai rien vu.
Elle – Bon, merci.
Elle retourne s’asseoir et s’adresse au public.
Elle – Vous imaginez un peu si je me fends d’une entrée en matière comme ça, et qu’il me répond avec un air aussi niais... Écrivain, tu parles... Non, franchement, je préfère ne pas prendre le risque d’une banale rencontre, et conserver encore un peu mes illusions. Bon, en même temps, il n’est peut-être pas aussi con qu’il en a l’air. Il faut dire que je l’ai pris par surprise. Les hommes sont tellement habitués à ce que ce soit eux qui fassent le premier pas... Quand c’est nous qui prenons l’initiative, ça les panique. Ils sont tétanisés... Non mais vous avez vu ça ? Dès que j’ai posé mes yeux sur lui... On aurait dit un lapin pris dans les phares d’une voiture, et qui se voit déjà passer à la casserole une fois rentré à la maison. Le pauvre... Je lui ai fait peur, c’est ça. J’espère que je ne l’ai pas traumatisé, au moins... Il faut dire que cette histoire de boucles d’oreille... c’est un peu tiré par les cheveux. J’essayerai de trouver quelque chose de mieux pour demain...
Elle se remet à griffonner dans son carnet. Il se replonge dans son journal.
Noir